L'art ne devance-t-il pas toujours sa rationalisation ?

Si, de fait, nous pouvons repérer, dans les exemples des œuvres que nous venons de prendre, quelque chose qui échappe à ceux qui n'en connaissent pas les codes, est-ce pour autant toujours le cas dès lors que l'art se donne pour fonction de signifier une idée ? En effet, dès lors que l'art se donne pour mission de rendre sensible, comme c'est le cas de l'Annonciation de Lorenzetti, un texte qui lui préexiste, nous pourrions considérer que toute la force de l'art tient dans sa capacité à en constituer une expression condensée, avec une économie de moyens. Dans ce cas, l'œuvre n'est pas désintéressée, au sens où elle est investie d'une fonction, qu'elle ne peut remplir qu'en usant d'un langage pictural très codifié, et dont l'interprétation demande de mobiliser un certain savoir. 

Cependant, réduire ce qu'il y a à recevoir de l'art à l'analyse savante des historiens de l'art, n'est-ce pas être victime d'une illusion rétrospective, par laquelle l'artiste aurait, de manière délibérée, appliqué des principes connus et préexistants à la composition de son œuvre ?

L'extraordinaire originalité de l'œuvre de Lorenzetti n'est-elle pas, justement, dans le fait même qu'elle bouleverse les codes antérieurs, pour constituer un nouveau langage, dont elle invente les codes ?

De plus, à bien y regarder, beaucoup de ce que nous avons analysé, en mobilisant ce qui apparaît comme étant des connaissances, se donne en réalité directement dans l'approche sensible de l'œuvre : nous voyons bien cette colonne au premier plan relier le ciel et la terre, nous voyons bien à l'arrière-plan se jouer l'annonce à Marie, avec un effet de la perspective induit par les carreaux du sol sur la profondeur, dimension mondaine (du monde), qui s'articule avec la croix qui se dessine sous nos yeux.

Ne pourrait-on pas, alors, inverser le point de vue, et considérer finalement que ce qui a été mobilisé sous la forme de connaissances et de clés de lecture, n'est que la reprise rationnelle de ce qui, dans un premier temps, se donne à sentir ?